Les métaphores du nanomonde
De nombreux domaines ont déjà fait l’objet d’études sur la métaphore ; de
l’économie et de la finance (Resche 2012 ; Van Der Yeught 2007 ; Rossi 2015) à
l’oenologie (Rossi 2009) en passant par la cardiologie (Oliveira 2009), pratiquement
tous les domaines scientifiques sont devenus des niches consacrées à
l’étude de la métaphore. Cependant, l’ouvrage de Marie-Hélène Fries donne
un aperçu des métaphores présentes dans un domaine jusqu’à présent
inexploré de la métaphorologie, à savoir les nanotechnologies. Outre cet
aspect novateur, l’auteur recense les métaphores dans des discours extrêmement
variés allant de l’article scientifique aux fictions et montre avec beaucoup
de minutie le rôle qu’elles jouent dans le discours tout en présentant les enjeux
que connaissent les communautés d’usage qui les sollicitent.
Le contexte du nanomonde
Le chapitre introductif du livre, intitulé « Nanomonde et Nouveau Monde »
(p. 9), aborde le contexte d’émergence des nanotechnologies, qui ont connu un
véritable essor grâce à la conférence visionnaire prononcée par le pionnier
Richard Feynman et qui n’ont cessé d’évoluer pour devenir un enjeu de taille
dans un marché international en pleine expansion. Pourtant, ni la définition
du terme « nanotechnologies », ni la délimitation du domaine éponyme ne
font consensus auprès de la communauté scientifique. Ce flou serait imputable
au caractère récent des nanotechnologies.
Fries a restreint son étude à la langue anglaise et au contexte géopolitique
américain pour plusieurs raisons. Premièrement, l’anglais est indiscutablement
devenu la lingua franca du commerce et de la recherche scientifique.
Ensuite, les États-Unis comptent parmi les pays les plus à la pointe de la
technologie et encore plus particulièrement concernant les nanotechnologies,
comme en témoigne le lancement de la National Nanotechnology Initiative par le
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Président Clinton en 2000. Les nanotechnologies étant en pleine expansion et
recoupant de nombreuses autres disciplines scientifiques, il existe un très fort
élan de transfert du savoir allant de la sphère spécialisée vers le grand public.
L’auteur schématise les domaines connaissant ce transfert sous forme de
cercles concentriques : le centre représente la production scientifique « pure »
et la communication entre spécialistes ; le deuxième cercle, plus large, représente
la communication vulgarisée où le savoir est transmis au grand public ;
enfin le dernier cercle représente la fiction qui trouve son inspiration dans les
nanotechnologies. Ces trois sphères sont en fait les contextes discursifs dans
lesquels l’auteur étudie les métaphores dans les chapitres ultérieurs.
Fries rejoint le constat général du rejet des métaphores par les scientifiques,
qui les voient tout au plus comme de simples figures de style, alors qu’elles
font bel et bien partie du discours scientifique et qu’elles y jouent un rôle prépondérant.
Les métaphores sont non seulement présentes dans le discours
spécialisé, mais elles en constituent aussi un outil privilégié pour comprendre
les concepts ou les théories propres aux nanotechnologies.
Les métaphores constitutives des nanotechnologies
Dans le second chapitre « Les métaphores constitutives des nanotechnologies
» (p. 45), l’auteur souligne que l’analogie joue un rôle tout aussi
important dans le figement de métaphores constitutives que dans l’élaboration
de modèles en sciences. La modélisation est essentielle au développement des
théories scientifiques. Or, la métaphore, qui est, elle aussi, basée sur une analogie,
est vue à tort comme inutile, voire proscrite par la communauté scientifique.
La métaphore ne doit pas être seulement vue comme un outil pédagogique,
mais aussi dans toute sa capacité à être constitutive d’une théorie,
comme le rappelle l’auteur en citant Richard Boyd (1979). Plusieurs exemples
montrent que si certains modèles peuvent donner naissance à des métaphores,
il arrive également que le processus soit inversé et que des métaphores inspirent
des scientifiques dans l’élaboration de modèles. Fries explore comment
l’intégration conceptuelle empruntée à Fauconnier et Turner (1995) peut
conduire à l’émergence de nouveaux concepts ou de nouvelles disciplines, ou
encore à des « changements de paradigmes » dans les termes de Thomas Kuhn
(1962). L’avènement de l’ordinateur à ADN est, selon l’auteur, la résultante de
la convergence des deux espaces d’entrée (étant respectivement les
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ordinateurs classiques et la biologie moléculaire) donnant lieu à l’émergence
du nouveau concept dans l’espace intégrant.
L’auteur compte 5 grandes métaphores constitutives des nanotechnologies,
qui, vues sous l’angle de l’interaction conceptuelle, ouvrent la voie à de
nouveaux concepts, champs disciplinaires voire paradigmes (p. 71) : les
molécules comme constructions, la cellule comme usine, l’ADN comme code,
l’ordinateur comme cerveau et le cerveau universel. Elle procède ensuite à
l’analyse de ces métaphores dans les discours respectifs des trois sphères
citées ci-dessus.
Les métaphores sur les nanotechnologies dans le discours scientifique
Dans le troisième chapitre, « Les métaphores constitutives des nanotechnologies
dans les articles de recherche » (p. 73), Fries explique comment elle a
constitué un corpus pour y étudier les métaphores selon une démarche
sémasiologique, en calculer la fréquence et évaluer la pertinence des résultats
vis-à-vis des métaphores constitutives des nanotechnologies identifiées dans le
chapitre précédent. Pour ce faire, elle s’est tournée vers le Grand Dictionnaire
Terminologique (GDT) et a isolé 553 entrées, dont 158 concepts différents liés
aux nanotechnologies. Vingt-huit pour cent des entrées sont métaphoriques et
renvoient majoritairement à 3 métaphores structurantes : les molécules sont
des constructions, l’ADN est un code et la cellule est une usine.
Étant donné que le glossaire ne fournit pas de contexte, la chercheuse a décidé
de le compléter avec un corpus constitué de plusieurs articles repris dans la
bibliographie d’un rapport rédigé par Roco et Bainbridge (2003), membres
influents du secteur des nanotechnologies. Elle a ensuite procédé à la lecture et
au repérage des termes métaphoriques dans les articles. Une liste des candidats-
termes métaphoriques a ensuite été établie. Cette liste a permis à la
chercheuse de sonder le corpus à la recherche d’occurrences ; certaines d’entre
elles correspondaient effectivement à un usage métaphorique, tandis que
d’autres pas. Par exemple, « building » compte 33 occurrences au total dont 26
sont métaphoriques et les 7 restantes non métaphoriques (p. 88). Cette
première analyse de corpus permet d’attester de la présence de métaphores
structurantes dans le discours spécialisé.
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Les métaphores culturelles sur les nanotechnologies aux USA
Le chapitre « Débattre du nanomonde au Nouveau Monde » (p. 113) défend
l’idée que le domaine des nanotechnologies est entouré d’acteurs divers ayant
des enjeux diamétralement opposés. Par exemple, certaines associations se
donnent pour mission d’aider à la commercialisation et à l’innovation des
nanotechnologies et d’occuper la place du lobby afin de faire pression auprès
du Congrès. D’autres se focalisent sur les potentielles conséquences du
développement des nanotechnologies. D’autres encore veulent les considérer
comme des substances chimiques. Enfin, les ONG font barrage contre celles-ci.
En fonction de leurs enjeux, ces acteurs vont donc adapter leurs discours
différemment. Pour mieux comprendre ces enjeux, l’auteur propose d’abord
d’analyser le discours de la médiation scientifique. Dans la médiation scientifique,
les enjeux sont de 2 types : à court terme, le but de la médiation est de
valoriser les applications des nanotechnologies qui sont déjà connues ou celles
qui vont être utilisées très prochainement et d’assurer leur acceptabilité ;
tandis qu’à long terme, la médiation scientifique permet de promouvoir une
« nanovision », qui relève plutôt du transhumanisme.
Les métaphores présentes dans le discours de médiation scientifique ont un
poids culturel qui permet de mieux comprendre les enjeux et les bénéfices liés
aux nanotechnologies aux USA. Par exemple, la métaphore de la frontière,
celle du gray goo ou de playing God sont toutes les trois des métaphores
culturelles utilisées par des acteurs ayant des objectifs différents (tenants ou
opposants aux nanotechnologies).
La fonction des métaphores culturelles liées aux nanotechnologies
Fries expose ensuite son analyse de la fonction des métaphores dans le
chapitre « Fonctions des métaphores culturelles associées aux nanotechnologies
aux États-Unis » (p. 135). Pour ce faire, l’auteur a effectué une recherche
du terme « nanotechnologies » accompagné des 3 métaphores citées ci-dessus
sur Google et recensé les 200 sites les plus fréquemment consultés. Les sites
dont le domaine était en dehors des USA ou ayant un contenu non exploitable
ont été exclus de la recherche. La scientificité des résultats n’a pas été vérifiée
et les liens vers des fichiers annexes ont été également ajoutés in extenso. Le
corpus totalise environ 450 000 mots (p. 138).
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Selon Fries, l’idée de frontière serait liée à la conquête de l’Ouest. La métaphore
de frontière a d’ailleurs trouvé une place de choix dans le discours politique
américain, comme en témoignent des discours des présidents Roosevelt,
Kennedy et Clinton. Toutefois, cette métaphore n’est pas propre aux USA et
cela s’explique par le fait que la recherche suit un schéma universel de type
« source – itinéraire – but » :
Sur le plan cognitif, la frontière fait appel à un schéma très fréquent, celui d’un
trajet incluant une origine, un itinéraire et un but […]. Ce schéma structure de
nombreuses métaphores et plus particulièrement, en ce qui concerne les
nanotechnologies, « la science est un voyage de découverte » (Fries 2016 : 142).
Si la métaphore de la frontière est utopique et représente une limite à dépasser
pour faire avancer la science, celle du gray goo est dystopique et incarne la
limite à ne pas franchir, faisant entrevoir la possibilité d’un monde où les
nanorobots deviennent hors de contrôle. Toutefois, la plupart des occurrences
du gray goo dans le corpus témoignent souvent le rejet de la communauté
scientifique à l’égard de son usage. Fries impute la persistance du terme à son
impact sur l’imaginaire : il inspire le dégoût et est très présent dans les récits
de science-fiction ; ainsi qu’à son potentiel utilitaire : ce concept étant facile à
réfuter, les scientifiques en profitent souvent pour démentir tous les potentiels
excès auxquels les nanotechnologies pourraient mener.
Enfin, la métaphore playing God ferait appel à l’humour et serait liée à
l’ancrage religieux des USA. Elle est présente dans le corpus à la fois sous
forme religieuse et laïque :
La version laïque de playing God prend 3 sens différents : transformer la nature
en lieu et place du Créateur, se prendre pour Dieu lui-même, ou bien même
transformer radicalement la nature humaine » (Fries 2016 : 166).
En outre, ces métaphores culturelles ont permis de confirmer la présence
d’autres métaphores dans le corpus.
La mise en récit des nanotechnologies
La dernière partie du livre, dont le chapitre « La mise en récit des nanotechnologies
» (p. 173), se concentre sur 3 genres de fiction ayant les nanotechnologies
comme thème : le récit de prospective scientifique, la fiction à
substrat professionnel et la science-fiction. Selon Fries, la pertinence des
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trames que l’on retrouve dans ces trois genres est reconnaissable à la véracité
scientifique des faits qu’elles relatent et aux débats sociétaux qu’elles ouvrent.
L’auteur considère que l’étude des métaphores constitutives dans ces récits
peut servir à juger de cette pertinence. Divers exemples issus du dernier
chapitre, « Métaphores et novum dans la mise en récit des nanotechnologies »
(p. 197) montrent que les métaphores constitutives contribuent effectivement à
façonner et exprimer le novum (le substrat technologique inventé de toutes
pièces) des récits. En outre, les mots-fictions qui se mêlent aux termes authentiques
dans ces 3 genres sont généralement créés à partir de métaphores
constitutives.
Conclusion
L’ouvrage montre avec beaucoup de limpidité que les métaphores qui
permettent d’appréhender le domaine des nanotechnologies peuvent être
constitutives de nouveaux concepts (tels que l’ordinateur à ADN) ou inspirer
l’émergence de nouvelles disciplines (comme la biologie synthétique). Leurs
fonctions dépendent du discours dans lequel elles sont intégrées et des enjeux
qui y sont associés. Bien qu’elles soient présentes dans les trois sphères concentriques
du savoir, les métaphores endossent un rôle différent dans chacune
d’entre elles. Tantôt heuristique dans la communication entre spécialistes, la
métaphore se veut essentiellement pédagogique dans la médiation scientifique.
Enfin, elle façonne le novum dans la mise en récit, servant ainsi de
tremplin à l’imaginaire.
La force de l’ouvrage réside dans ses nombreux exemples d’intégration
conceptuelle, que ce soit pour montrer l’émergence de nouvelles métaphores,
de nouveaux concepts ou la façon dont la mise en récit des nanotechnologies
associe connaissance collective et connaissance fictive issue du récit.
La constitution des corpus se veut claire et fait preuve d’originalité. L’exploitation
de ceux-ci permet effectivement de démontrer la prégnance des métaphores
constitutives des nanotechnologies, bien que la distinction entre métaphores
conceptuelles et manifestations linguistiques de ces dernières reste
floue. Il semble par exemple que d’autres manifestations linguistiques auraient
pu être repérées et considérées comme faisant partie de la métaphore de la
frontière. Quoi qu’il en soit, Fries a levé le voile sur un domaine qui était resté
inexploré jusqu’à présent dans les études de la métaphore.
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‘metaphor’ a metaphor for? », in : Ortony, Andrew (dir.) : Metaphor and
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