Rezension: Rossi, Micaela (2015) In rure alieno: métaphores et termes nomades dans les langues de spécialité
Charlene Meyers (charlene.meyers@umons.ac.be)
1. Pour un modèle pluriel de la métaphore dans les langues spécialisées
Micaela Rossi propose un modèle pluriel de la métaphore qui a pour objectif d’étudier les métaphores à la croisée entre d’une part les disciplines qui ont recours à celles-ci et d’autre part les contextes discursifs dans lesquels elles s’intègrent. Comme le souligne l’auteure à juste titre, ce modèle s’écarte de toute généralisation excessive que l’on trouve parfois dans d’autres études sur la métaphore.
L’ouvrage retrace, de manière concise, mais avec une grande finesse le passage d’une vision purement stylistique à une vision conceptuelle de la métaphore. Et ce, en rappelant les étapes clefs de cette évolution : l’apport de la socioterminologie et sa volonté de rompre avec la tradition wüstérienne afin de reconnaitre le potentiel néonymique des métaphores, les réflexions métalinguistiques de la communauté scientifique qui ont permis de reconnaitre le pouvoir heuristique de la métaphore et enfin, les avancées des cognitivistes qui ont bouleversé la vision purement ornementale de la métaphore pour positionner cette dernière au cœur de l’expérience humaine.
En se basant sur ces pierres angulaires, le modèle pluriel sollicite tour à tour le regard de la terminologie, de l’épistémologie et de l’analyse cognitive afin d’étudier quelques phénomènes dynamiques qui interviennent dans la création d’une métaphore d’invention, dans le figement de celle-ci, dans la formation d’essaims métaphoriques ou encore dans la formation de métaphores issues d’analogies.
Rossi voit en ces divers mécanismes métaphoriques trois manifestations principales ; premièrement, une fonction inventive que l’on retrouve dans les métaphores créatrices, souvent forgées à partir d’une relation conflictuelle entre deux termes (par exemple le terme « crêpe stellaire »). Deuxièmement, une fonction structurelle que l’on retrouve parmi les métaphores en essaims, qui forment des réseaux cohérents, qui charpentent un domaine et ouvrent également la voie à la formation de nouveaux termes métaphoriques et à leur intégration aux réseaux existants (comme le vocabulaire de l’œnologie). Enfin, les métaphores forgées sur des analogies formelles qui jouent un rôle dénominatif dans la terminologie de la langue de spécialité. Une fois entrées dans l’usage, ces métaphores perdent souvent leur pouvoir d’évocation et se retrouvent dispersées dans les langues de spécialité sans aucun lien entre elles, a contrario des métaphores en essaims.
À travers divers contre-exemples, Rossi n’hésite pas à démontrer que cette typologie de la métaphore terminologique n’est pas cloisonnée. Elle montre par exemple que la terminologie des nanotechnologies fait usage de catachrèses, alors qu’on s’attendrait à y trouver des métaphores d’invention :
Les nanotechnologies représentent sans aucun doute une discipline paradigmatique dans l’ensemble des sciences dures de pointe pendant les dernières décennies ; on pourrait par conséquent s’attendre à une fréquence élevée de métaphores conflictuelles, constitutives de théories, et à une absence parallèle des catachrèses dénominatives analogiques. En fait, il n’en est rien […] nous avons enregistré de nombreux cas de catachrèses à base d’analogie formelle. (Rossi 2015 : 106)
2. De la néonymie au figement
Les processus néonymiques et l’évolution terminologique des métaphores en langue de spécialité sont particulièrement bien renseignés et témoignent d’une fouille minutieuse en diachronie. Les exemples de la soupe quark-gluon, du boojum en mécanique des superfluides, de l’ARN messager, ou encore du diagramme pingouin sont particulièrement saillants.
La chercheuse s’intéresse à l’épineuse question du figement de la métaphore en passant en revue les diverses typologies proposées préalablement (notamment Goatly (1997) et Deignan (2005)) et adhère aux propos de Landheer (2002) selon lequel les statuts entre métaphore vive et morte ne sont pas dichotomiques.
D’après Rossi, le processus de figement ne doit pas être vu comme statique, mais comme étant au cœur de rouages sémiotiques dynamiques. Le figement métaphorique vu par Rossi n’est d’ailleurs pas synonyme de mort ; le nomadisme interdomanial ou la revivification dont font preuve de nombreuses métaphores témoignent du fait qu’une métaphore n’est jamais vraiment morte et peut potentiellement trouver son chemin vers d’autres disciplines ou à travers de nouvelles manifestations linguistiques au sein d’une même discipline.
Le figement de la métaphore dépend avant tout du traitement de celle-ci par la communauté d’usage. Dans son processus de figement, la métaphore va d’ailleurs être balisée de marqueurs discursifs et métalinguistiques propres à son introduction auprès de la communauté et à la négociation des membres de la communauté pour son acceptation ou son rejet, avant de voir ces marqueurs disparaitre lors de la standardisation de celle-ci en tant que terme.
Outre l’influence des communautés d’usage, l’auteure illustre la prépondérance de la culture (ex. : la terminologie des pâtes propre à la culture italienne) et de la langue (ex. : domination de la langue anglaise dans le monde scientifique) dans la création et le figement des métaphores dans d’autres langues.
3. Identification des métaphores, corpus et typologie d’analyse conceptuelle
Malheureusement, l’ouvrage fait l’impasse sur la description de la méthodologie de sélection des métaphores dans les corpus. Le groupe de recherche PRAGGLEJAZZ (2007) a par exemple développé la Metaphor Identification Procedure (2007) suivie par la Metaphor Identification Procedure VU University Amsterdam conçue par Steen et al. (2011) qui auraient été adéquates pour l’analyse de Rossi.
Aussi, les détails concernant les divers corpus issus des disciplines étudiées auraient pu être utiles au lecteur afin de juger de la méthode de compilation de ceux-ci, de leur taille, leur diversité, etc. Seuls quelques-uns d’entre eux tels que le corpus sur l’œnologie ou le corpus de termes financiers sont détaillés par rapport à leur taille et la source des textes qui les composent. Néanmoins, l’auteure mentionne dans des remarques préliminaires que certains corpus utilisés dans In rure alieno ont parfois déjà fait l’objet d’études publiées préalablement.
En outre, les relations d’équivalence conceptuelle entre les termes métaphoriques ne sont pas toujours expliquées. On distingue une nette différence d’interprétation entre d’une part le corpus sur l’œnologie et d’autre part le corpus de termes financiers :
Dans l’analyse du corpus sur l’œnologie, la plupart des exemples d’équivalence semblent basés sur une analogie du signe linguistique entre l’anglais, le français et l’italien comme dans l’exemple austere (ENG) – austero (ITA) – austère (FRA) (Rossi 2015 : 61). D’autres cas semblent reposer sur une proximité sémantique comme dans l’exemple attractive (ENG) – charmeur (FRA) (idem), mais sont plus rares. L’auteure conclut son analyse par un diagramme dévoilant le pourcentage de termes présents dans une seule langue, de termes présents dans deux langues et des termes présents dans les trois langues. Cette première analyse se restreint à une comparaison presque exclusivement linguistique des métaphores terminologiques.
C’est lors d’une autre analyse de corpus que l’auteure met en lumière différents cas d’équivalence conceptuelle entre des termes du domaine de la finance dans différentes variétés de la langue française. Le diagramme qu’elle propose en conclusion est davantage enrichissant d’un point de vue conceptuel :
Pour 14% des termes analysés, on enregistre une identité d’isotopie métaphorique à l’œuvre dans la langue de départ et les langues d’arrivée. […] Dans 38% des termes du corpus, on assiste à une modulation de la métaphore dans le transfert L1-L2 : les domaines convoqués dans l’interaction changent sur la base de la culture d’arrivée. […] Dans la plupart des expressions du corpus, enfin (48%), le transfert interlinguistique coïncide avec un effacement de la métaphore de départ, remplacée par un terme complexe explicatif. (Rossi 2015 : 131 – 133)
Bien que la typologie proposée par Rossi rendant compte de 3 cas de transfert conceptuel des métaphores terminologiques s’avère utile, d’autres auteurs se sont également penchés sur la question, notamment Thoiron (1994), qui propose d’étudier les formes d’équivalences terminologiques interlinguistiques au niveau conceptuel. Oliveira (2009), qui est citée par Rossi dans son ouvrage, a d’ailleurs basé son analyse de la métaphore en cardiologie sur la théorie de Thoiron, qu’elle schématise de la façon suivante dans l’illustration 1 :
T = Terme
C = Concept
T1 = T2 pour C1 = C2 (équivalence totale)
T1 ≠ T2 pour C1 = C2 (équivalence partielle)
Illustration 1 : Reproduction du schéma proposé par Oliveira (2009) et basé sur les réflexions de Thoiron (1994).
De son côté, Schäffner (2004) a étudié la dimension conceptuelle de la métaphore en traduction. Selon elle, l’étude de la traduction des métaphores ne doit pas se cantonner à une dimension purement linguistique. Elle souligne la nécessité d’inclure la dimension conceptuelle dans l’analyse :
Translability is no longer a question of the individual metaphorical expression, as identified in the ST, but it becomes linked to the level of conceptual systems in source and target culture (Schäffner 2004 : 1258).
En incluant la dimension conceptuelle dans son cadre d’analyse, Schäffner a identifié pas moins de 5 cas de transfert interlinguistique de la métaphore rendant spécifiquement compte de la dimension cognitive de cette dernière. Même si Schäffner s’intéresse ici à la traduction, sa réflexion sur les relations d’équivalence est pertinente pour toute forme d’analyse contrastive des métaphores.
4. Conclusion : pour une définition de la métaphore terminologique
En conclusion, grâce à son modèle pluriel, forte des acquis des sciences cognitives, de l’épistémologie et de la terminologie, Rossi donne une nouvelle dimension à l’étude de la métaphore en inscrivant son analyse à la croisée des disciplines convoquées et des stratégies discursives mises en place par les différentes communautés d’usage.
La force de l’ouvrage réside dans le fait qu’en ne faisant varier qu’un seul paramètre à la fois, la chercheuse révèle la véritable complexité de la métaphore terminologique.
En outre, l’auteure jette les bases d’une définition de la métaphore terminologique à partir des traits communs aux trois grands types de métaphores décrits dans l’ouvrage, ouvrant ainsi la voie à une infinité d’analyses en fonction des langues et des disciplines étudiées et des contextes discursifs dans lesquels les métaphores sont intégrées.
Bibliographie
De Oliveira, Isabelle (2009): Nature et fonctions de la métaphore en science : l’exemple de la cardiologie. Paris: l’Harmattan.
Deignan, Alice (2005): Metaphor and Corpus Linguistics. Amsterdam: John Benjamins.
Goatly, Andrew (1997): The Language of Metaphors. London: Routledge.
Landheer, Ronald (2002): « La métaphore, une question de vie ou de mort ? » Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours 15 : 25–40.
PRAGGLEJAZZ (2007): “MIP: A Method for Identifying Metaphorically Used Words in Discourse.” Metaphor and Symbols 22 (1): 1–39.
Schäffner, Christina (2004): “Metaphor and Translation: Some Implications of a Cognitive Approach.” Journal of Pragmatics 36 (7): 1253–69.
Steen, Gerard J., Aletta G. Dorst, and J. Berenike Herrmann (eds) (2011): A Method for Linguistic Metaphor Identification: From MIP to MIPVU. Converging Evidence in Language and Communication Research 14. Amsterdam: John Benjamins.
Thoiron, Philippe (1994): « La terminologie multilingue : une aide à la maîtrise des concepts. » Meta: Journal des traducteurs 39 (4): 765-773.